mardi 22 janvier 2013

artwar(e), une plate-forme de recherche curatoriale et artistique, 2010-2013 (on line)

Christophe Bruno et Samuel Tronçon, 2010
Christophe Bruno, Chrystelle Desbordes, Samuel Tronçon, 2011
www.artwar-e.biz

Artwar(e) est une plate-forme de « gestion des risques artistiques » dont l'ambition est de reformuler l'histoire de l'art, les attitudes performatives et relationnelles, ainsi que les pratiques curatoriales en utilisant une méthodologie issue de champs théoriques et phénoménologiques très divers : courbes de hype et marketing (Gartner), cycles de Kondratiev et théories post-marxistes (Kondratiev, Braudel, Wallerstein, Greenberg...), théorie des réseaux (Barabasi...), logique mathématique et théorie des actes de langage (Jean-Yves Girard, Samuel Tronçon...).

Dans le champ du marketing en particulier, de nouvelles méthodes sont apparues depuis un peu plus d'une dizaine d'années, qui concernent l'analyse et la prédiction des tendances relatives à l'émergence et à l'obsolescence des innovations technologiques, leurs cycles de vie et leur capacité à se propager. Cette approche, basée sur les « courbes de Hype », est particulièrement intéressante à recontextualiser dans le domaine artistique car elle permet de découpler la phase spéculative immatérielle et hyper-concurrentielle de la "hype" (allant de l'utopie à la dystopie), de la phase d'implémentation économique ou de marchandisation du concept. Dans cette deuxième phase, les concepts artistiques sont récupérés par l'univers marchand ou bien, ils entrent sur le marché de l'art et poursuivent leur cycle de vie selon une logistique bien réglée, depuis leur implémentation jusqu'à leur obsolescence programmée.

Le projet a notamment été exposé au Centre Pompidou en novembre 2010, lors de l’exposition RE:MADE des Rencontres Internationales Paris/Berlin/Madrid.

Production les CAPUCINS – centre d’art contemporain (ville d’Embrun), dans le cadre du projet européen SMIR (eSpaces Multimédia pour l’Innovation et la Recherche en production culturelle) / programme Alcotra.





C. Bruno, C. Desbordes, Courbe de Hype de la reproductibilité technique, 2011/2012

jeudi 17 janvier 2013

Article "L'invisible est réel"

Phasme, photographie couleur, 2006 
Leaf insect Phyllium sp. Identification: thanks to Doug Yanega - I would say Phyllium bioculatum --Sarefo 12:00, 4 March 2008 (UTC)Photo by Sandilya Theuerkauf (auteur), Wynaad - licence Creative Commons 



Article "L'invisible est réel" pour la revue échappées n° 1, hiver 2012/2013 (voir libellé "éditions")


    « L’invisible, c’est ce qui est visible et qu’on ne peut pas voir. »
, Giovanni Anselmo

    « C’est vrai, j’y vois beaucoup de choses dans cet escargot ; mais, après tout, si le peintre l’a peint de cette façon, c’est bien pour qu’on le voie et qu’on se demande ce qu’il vient faire là. » , Daniel Arasse
 


    Dans le premier film où Chaplin apparaît vêtu en vagabond (1914), l’acteur s’incruste littéralement dans le champ d’une caméra d’où il est systématiquement chassé par des hommes veillant au bon déroulement d’une compétition. Le réalisateur, Henry Lehrman, est alors censé filmer une course de voitures d’enfants à Venice. Le but de Chaplin est évident : devenir visible en entrant dans l’image. Ce qui le rend plus visible encore, dès la deuxième fois où il ressurgit dans l’image, est que, précisément, il n’y est pas invité. En disparaissant régulièrement dans le hors champ, Chaplin désigne également ce qui constitue l’essence même de l’image (cinématographique) : l’œil (de la caméra) qui cadre, décide de ce qu’il faut voir. Très vite, le spectateur, se prenant au jeu, attend que le trublion réapparaisse, perturbant de la sorte les plans du film dont il n’est pas le sujet. Dans ce jeu de va-et-vient, qui tisse une relation dialectique entre le visible et l’invisible, l’absence de Charlot devient dès lors aussi tangible que sa présence.

Henry Lerhman, Kids Auto Races at Venice, 1914, photogramme du film. Film burlesque N&B, USA, 6'. © Lobster Films.

 
« Le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence. » , Maurice Merleau-Ponty
 
    En d’autres termes, toute construction du visible, toute présence iconique, toute re-présentation implique une part d’invisible, une forme d’absence ou une présence plus réelle encore, hors champ, que celle de l’image définie traditionnellement comme visible. En 1977, commentant laconiquement les photographies de son œuvre The Ligthning Field parues dans Artforum, Walter De Maria préfère rappeler ce qui est sans doute loin d’être évident lorsque l’on parle d’art : « L’invisible est réel ». En accord avec de nombreux artistes du Earth Art américain, influencés par la phénoménologie de Merleau-Ponty, il s’agit bien de mettre l’accent sur une expérience sensible qui dépasse le cadre de la « pure visibilité ».
   Depuis le film de Lerhman de 1914, les manifestations de l’invisible dans les arts visuels se sont multipliées et ont initié l’un des paradigmes de la création contemporaine. De l’inframince duchampien aux dispositifs énergétiques de l’Arte Povera, en passant par l’Action Painting de Pollock, l’image a assumé une forme d’incomplétude par rapport à ce qui, jusque-là, semblait la définir. En se faisant « Gestaltung » (« Forme en formation ») plutôt que « Gestalt »  (« théorie de la Forme » liée à la « pure visibilité »), l’oeuvre s’est ouverte à un environnement où toutes les données de l’existence (ou de l’expérience), si aléatoires et invisibles soient-elles, devinrent à la fois constitutives de la pratique et de l’objet ou de l’image produits. Les raisons en sont nombreuses et appelleraient à être, bien sûr, affinées en fonction des recherches et selon la sensibilité de chaque artiste. Néanmoins, on peut rappeler brièvement que certaines avancées de la science (de la physique quantique à la relativité d’Einstein), et leurs relations avec l’art constituent des jalons ; de même, les révolutions opérées dans le domaine des sciences humaines – notamment l’invention de la psychanalyse, de la sémiologie et du structuralisme -, n’ont pas échappé aux « artistes de l’invisible ». Le dépassement du cadre et du socle (de Pollock au Minimalisme), l’art comme idée (Kosuth) ou comme expérience et information (Beuys, l’Art Conceptuel, l’Arte Povera… l’Esthétique relationnelle), l’art immatériel (Klein) ou dématérialisé (Process Art) offrent autant d’espaces-temps où se joue l’invisible.

« J’ai commencé à penser que l’information peut être intéressante en soi et n’a pas besoin d’être visuelle comme dans le Cubisme, etc. art. » , John Baldessari 

    En tant que complément et non stricte opposition au visible, la présence de l’invisible dans l’art existait bien avant les expressions radicales de la création des années 60. Le paradigme de la « conquête du visible »  (passant, dès la Renaissance, par une rationalisation de l’espace pictural) aurait omis de parler, du moins dans un grand pan de l’histoire de l’art, des apparitions de l’invisible. En se référant notamment à l’œuvre de Dürer, Georges Didi-Huberman rappelle ce manque : « On croit en général que l’attention des artistes de la Renaissance à l’égard de la nature – leur passion notoire pour l’anatomie, la perspective, la théorie des proportions, etc. – avait eu pour seul enjeu la restitution correcte de tout ce que nous voyons autour de nous. Mais on pourrait dire exactement le contraire». Certes, le contexte de travail du graveur allemand est bien différent de celui des artistes de la fin du XXe. siècle, et l’on peut raisonnablement penser qu’il donnât forme à l’invisible pour scruter les arcanes de la visibilité : « (…)  [qu’est-ce que], procéder au ‘renversement de la tête’, écrit Dürer, si ce n’est renverser le fondement de la visibilité elle-même ? »

Michelangelo Antonioni, Blow up, 1966, photogramme du film. Film couleur, Angleterre/Italie/USA, 112'.
Production Carlo Ponti © Carlo Ponti Production.

    Pour autant, qu’il s’agisse d’Antonioni qui tourne Blow Up en 1966, des récits plastiques de Fayçal Baghriche, des « bricolages » de Richard Fauguet ou de l’art du réseau de Christophe Bruno dans les années 2000-2010, il importe toujours d’interroger la forme dans sa relation au réel – « le fond de la forme » -, et d’offrir au spectateur les moyens de questionner à son tour ce réel.

Fayçal Baghriche, Imperfections, 2010, feutre sur verre, dimensions variables - © Aurélien Molle

    Ainsi, une certaine histoire de l’art apparaît au service de nos pulsions scopiques en organisant une histoire de la visibilité (qui trouve, dans notre société contemporaine, des développements vertigineux). Orientant notre regard dans une certaine direction, cette histoire nous conduit, finalement, à « ne rien y voir » de ce qui est en jeu dans l’œuvre  - comme l’a si bien souligné Daniel Arasse -, d’autant que les artistes n’ont que faire de ces cadres : comme tout chercheur, ils se frottent au réel, inventent leur langage, expérimentent.

« Le visible ouvre nos regards sur l’invisible. » , Anaxagore 

   La plate-forme de recherche de l’ESA des Pyrénées site de Tarbes -  « L’Observatoire des regards » -  trouve son origine dans ce moteur de la pratique artistique et de son lien au spectateur : le regard. Dans les différents chantiers mis en œuvre (« Sky to Sky », « Art & Céramique », « A la recherche des Lucioles »…), le regard est sans cesse mis en question. Que voit-on ? Que regarde-t-on ? Qui regarde quoi ? 
    Le séminaire du même nom s’est basé, pour sa première année, sur ces interrogations. En prenant pour fil conducteur la notion d’invisible afin de travailler encore ces questions, notamment en invitant des artistes et des scientifiques, il s’est agi de voir comment les frottements peuvent se révéler opérants entre différents champs de la recherche, plastique ou scientifique, et d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexions à nos étudiants. 
    Les articles et images qui suivent questionnent ainsi la notion d’invisible non pas seulement dans le champ de l’art mais encore, dans le domaine de l’archéologie, de l’économie du marché de l’art ou de celle du réseau. Les livraisons témoignent également, dans une articulation forte entre recherche et pédagogie, de formes produites par les étudiants tout au long de cette année, en particulier dans le contexte de la plate-forme de recherche de 
« l’Observatoire des regards ».

Garance Rousseau, Fantômes, transfert photographique sur disque coton, dimensions variables, 2011-2012 - © Garance Rousseau

 
    Plutôt que de donner des réponses, il s’agit ici de se laisser aller au jeu de la friction au sens où l’entendait Aby Warburg pour qui – rappelons-le au passage - , l’histoire de l’art était une discipline travaillant sur des fantômes. Tel un phasme, l’image, prétendument visuelle, dissimule. La mettre en perspective avec un environnement ne se limitant pas au champ de « l’histoire de l’art visuel », la « frotter » à ce qui [la et nous] regarde, c’est vouloir prendre en compte une anthropologie du regard où l’invisible a un rôle incontestable.


 Dans un jeu continu de relations entre l’art et la science, de frictions possiblement symptomatiques, les pages qui suivent renvoient ainsi à une invitation à échanger sur des Manières de faire des mondes, tout comme elles lancent une balle imaginaire à Antonioni affirmant « Le monde, la réalité où nous vivons sont invisibles et l’on doit se contenter de ce que l’on voit. »