dimanche 10 février 2013

Entretien avec Anne Jallais

Article "Du geste de peindre aux franges du visible" pour Papiers Libres,  printemps 2006

                           Laitage, 2000, acrylique sur toile 162 x 130 cm - © Anne Jallais

CD : Tu cites Brice Marden : « Le dessin c’est la grâce, la peinture c’est la force ». Qu’est-ce qui t’intéresse plus précisément dans son travail ?

AJ : Marden, en effet, m’épate beaucoup, avec peu d’artifice, car sa peinture équivaut au déroulement d’un fil, d’un écheveau ininterrompu, d’un geste continu et rythmé, presque musical. J’y vois une empreinte corporelle, et c’est ce qui me fascine aussi chez Pollock : le trait-tâche, cette fois discontinu, s’accumule, à un autre rythme et sans illusion de profondeur mais propose une expérience physique aussi visible qu’informelle. J’y vois un lien avec mon travail, dans le fil qui se boucle et s’enroule par un geste continu, dans un espace discontinu, et où dessin et peinture seraient indissociables.

CD : Dans « des rencontres », je vois en fait beaucoup de choses; je pense spontanément aux Otages de Fautrier (passage fond/forme – la matière « en moins »), à certains Sam Francis à cause de la fluidité (la série des Blue Balls qui serait ici comme « passées derrière »), ou encore, à Rothko.

AJ : Fautrier ne m’est pas familier, quant à Sam Francis et Rothko, c’est la fraîcheur que je retiendrais chez Francis, la transparence de ses « jus », et certains aspects « teinture » plus que « peinture » chez Rothko – la diffusion, comme en suspension.

CD : Tu parles de « toiles à matelas », ce qui, du coup, rappelle Support/Surface…

AJ : Oui je m’y suis intéressée, notamment pour les manipulations de tressage, nouage, pliage, «effilochages », bref tout ce qui parlait armure, trame et autonomie du tissu (l’art textile était le sujet de ma maîtrise d’Histoire de l’Art). La réactivité de la toile m’est nécessaire et j’aime qu’elle soit tendue : résistante au geste, vivante. Et pour une raison pratique, j’alterne ainsi plus facilement l’action frontale et le déplacement au sol.

CD : En même temps, je vois dans cet indéterminé quasi magique des moyens de la peinture des déchirures qui affleurent le secret de la vie, entre « silence rythmé » par les couleurs fluidifiées, effacement latent des « choses », souffle vitaliste et souffrance charnelle – elle aussi latente…

AJ : « Souffrance charnelle » : je pense immédiatement à De Kooning que j’ai tellement admiré et regardé inlassablement quand je commençais à peindre…

CD : Ces réflexions me donnent envie de te demander ce que représente pour toi le repentir en peinture ? Comment le définirais-tu au sein de ta démarche ?

AJ : J’ai toujours pratiqué de front la peinture « immédiate » d’un côté et, d’un autre, le recouvrement par transparence, avec une onctuosité et une « graisse » toute relative. Ce film « laiteux » est écarté dans la série « des rencontres » concentrée sur l’eau, le fluide, davantage que sur la graisse. Je pense que le repentir s’utilise comme un trampoline, en rebonds, exactement comme la liquidité permet au trait vertical de se démultiplier, d’en créer d’autres, inattendus : le repentir devient un outil jubilatoire de connaissance dans la mesure où effacer permettrait d’affirmer, recouvrir permettrait de découvrir, masquer en partie et superposer les formes comme on construirait un discours, de façon empirique.

     Ice, 2005 série "des rencontres", acrylique sur toile 150 x 150 cm - © Anne Jallais


CD : Te semble –t-il possible de parler d’une « peinture féminine » ?

AJ : Je trouve drôle que tu me parles de secret de la vie et ensuite de peinture féminine. Oui, non, je ne sais pas,… Une peinture féminine serait, par définition, différente d’une peinture masculine ? Je suis allée cet été à Londres et à l’exposition de Rebecca Horn (Hayward gallery), j’ai pu voir une série de dessins des années 1988 à 2004; mais aussi, dans le catalogue feuilleté plus tard, quelques dessins de 1965-1968 – des figures féminines à corsets. La thématique m’est particulièrement familière car le corps et son enveloppe font clairement partie de mes préoccupations mais, ce qui m’a aussi frappée, c’est la facture, l’aspect très proche des études de De Kooning… Je m’éloigne un peu de la question mais j’aurais envie d’y réfléchir davantage.

CD : Que signifie pour toi le critère d’originalité pour la création en général et la peinture en particulier ?

AJ : La nouveauté, à travers un critère de ruse, d’astuce, de beau, de laid, de fort, d’impossible… ?L’originalité serait ce qui m’apparaît évident dans son « incompréhensibilité »,… une sorte d’intrus devenant nécessaire, indispensable.

CD : Dans cette série, il me semble que tu « tiens » quelque chose qui était en germe dans tes peintures antérieures, tu as trouvé ce que tu cherchais : une relation à la fois intime et cultivée du peintre avec son moyen d’expression, au-delà des polémiques abstraction/figuration et des bruits anti-formalistes d’un certain art contemporain. Que penses-tu d’ailleurs de ce mythe du « retour à la peinture » dans l’actualité ?Et quels sont les « jeunes » peintres qui, aujourd’hui, t’intéressent ?

AJ : Il y a eu « la mort de l’art » avant l’annonce d’une mort de le peinture. Je n’aime pas beaucoup l’expression « retour à » comme un cycle fatal qui finirait (ou qui re-commencerait ?). Le regard sur la peinture – sortie du purgatoire – change peut-être. Concernant de jeunes peintres, je pense aux propositions de la Saatchi Gallery par exemple ; mais aussi à de moins jeunes comme Artschwager : j’aime l’incroyable effet de son économie d’effets (!), notamment dans les travaux présentés au domaine de Kerguéhennec en 2003.

CD : J’aime ta façon de résoudre les questions posées au peintre car il me semble que tu es dans l’essentiel, qu’existe dans ton travail ce fil sibyllin qui relie l’artiste au monde, même si ta peinture n’est pas politique.

AJ : Déployer une disponibilité à l’acte me paraît, en effet, une attitude plus philosophique que politique…

CD : L’on pourrait songer à Merleau-Ponty affirmant : « Le peintre, quel qu’il soit, pendant qu’il peint, pratique une théorie magique de la vision »…

AJ : Je parlerais alors d’image « révélée » au sens photographique du mot, une image saisie, instantanée, par la rencontre immédiate d’un avant et d’un après… Une expérience du furtif…

     Entre nous, acrylique sur toile 2000, 150 x 150 cm - © Anne Jallais


jeudi 7 février 2013

Trac - Tiroir régional d'art contemporain (Montpellier)

TRAC, Tiroir Régional d'Art Contemporain (Galerie du FRAC Languedoc-Roussillon, Montpellier) 

octobre 1998-juin 2002


L'automne pointait son nez, je me souviens bien de ce soir-là, chez Marie-Pierre à Montpellier. Nous prenions un verre de Bourgogne aligoté avec les artistes Siegfried Ceballos et Philippe Jaminet. Nous échangions sur l'art et la vie, la vie et l'art. À un moment, nous avons parlé des conférences "Les Mercredis de l'art contemporain" que je donnais une fois par mois, depuis près d'un an, à la galerie du Frac Languedoc-Roussillon. Il s'agissait d'un format simple et, au fond, assez excitant : sortir les œuvres des réserves et en discuter directement avec le public, après en avoir fait la présentation. Marie-Pierre, quant à elle, travaillait aussi avec le Frac à l'époque. Derrière le comptoir de l'entrée, elle recevait le public, puis le guidait dans les expositions. De fil en aiguille, on s'est dit que ce serait "drôle" et "chouette" de "faire rentrer" des oeuvres dans le tiroir du comptoir (qui n'avait aucune qualité en tant que meuble). Grâce à nos échanges, il endossa vite le "super-pouvoir" de devenir un espace d'exposition au sein du Frac pour des artistes vivants. On le visualisa alors, comme s'il était déjà un lieuC'était bien sûr un hommage à Robert Filliou, à l'état d'esprit Fluxus, et un "off" dans le "in". Nous avons imaginé que "l'idéal" serait que les vernissages se déroulent après mes conférences. Dès le lendemain, Marie-Pierre et moi sommes allés voir le directeur de l'institution, Ami Barak, pour lui en parler. Il nous a donné immédiatement "carte blanche" avec, normal, un "droit de regard". Il accepta tous les projets. Siegfried, puis Philippe, furent, bien entendu, les premiers à exposer au Trac. Les artistes que nous invitions avaient "simplement" pour contrainte de loger un projet spécifique dans le tiroir, même s'il était possible d'en transcender les limites, les œuvres devaient garder au moins un point de contact avec lui. J'écrivais un texte sur chaque production, à disposition du public. Au début, nous nous sommes débrouillées avec les moyens du bord, et la gracieuse collaboration du régisseur du Frac, puis nous avons eu des aides de la Drac. L'aventure dura près de 4 ans, une quinzaine d'oeuvres furent produites dans le cadre du Trac, signées notamment par : Siegfried Ceballos, Philippe Jaminet, Caroline Carolitis, Ludovic Pré, Lydie Jean-Dit-Pannel, Frédéric Khodja, Luc Bouzat, Ghazel...

Le Trac rencontra un succès certain. Le journaliste Arnaud Laporte m'invita d'ailleurs à en à parler sur France Culture, c'était lors de l'hiver 2001/2002, il faisait chaud dans le studio de Radio France, j'avais une sacrée crève. Quelques mois plus tard, à cause de difficultés politiques rencontrées par le Frac, nous avons arrêté le projet, non sans avoir réalisé une dernière exposition - un "acte politique" - en soutien à Ami Barak.



Photo ci-après : Marie-Pierre Donadio déroule l'œuvre de Frédéric Khodja, Nulle dies sine linea, Trac - Galerie du Frac L/ R. , 27 avril 2000



Texte ci-après
: à propos de l'œuvre de Frédéric Khodja au Trac, publié dans la revue Papiers Libres, printemps 2000