mardi 17 octobre 2017

« Greenberg, Foster, Warburg : une histoire de l’art aux frontières indistinctes ? »

Communication dans le cadre du séminaire « Frontières »
Master 2-Recherche (Histoire de l'Art), Université de Pau et des Pays de l’Adour

Sur une invitation d’Évelyne Toussaint, Professeure d’Histoire de l’Art à l'Université de Pau
Le 1er décembre 2011


Notes de la communication :
« Greenberg, Foster, Warburg : une histoire de l’art aux frontières indistinctes ? »


 Interpréter, c'est lire et prendre position
    En me basant sur deux textes, l’un de Clément Greenberg, (« Vers un nouveau Laocoon », 1940 ), l’autre de Hal Foster (« Antinomies de l’histoire de l’art », 2002), et une « entreprise » (inachevée), qui est souvent décrite comme « une histoire de l’art sans texte » : l‘Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg (1924-1929) je souhaite questionner la notion de frontière telle qu’elle est problématisée par chacun de ces théoriciens. Les deux premiers analysent un « courant de pensées » (le modernisme chez Greenberg, la post-modernité chez Hal Foster), le troisième travaille l’image et ce qu’elle nous ditEn posant ici les réflexions de ces théoriciens, je désire également réinterroger quelques-uns des territoires de la recherche ou, plus généralement, de l’herméneutique de l’histoire de l’art se fondant ou non - en tant que « science de l’interprétation » - , comme une discipline autonome.
Le choix (volontiers anachronique) de ces trois figures majeures de l’écriture de l’histoire de l’art provient d’une intuition (née de l’invitation à participer à ce séminaire) : ces trois penseurs, bien que s'inscrivant dans des contextes historiques fort différents et ne recourant pas plus aux mêmes méthodologies, travaillent la notion de frontière(s) pour construire, valider ou remettre en cause une certaine histoire de l’art. 
En traversant l'herméneutique propre à chacun d'entre-eux, il me paraît ainsi possible de réinterroger les frontières épistémologiques de la discipline, entre hier et aujourd’hui et, par la lecture de quelques-uns de ses contours théoriques issus de la modernité, reposer la question de son autonomie.


I. Préliminaire : Éric Michaud, « liberté illimitée » de l’art et de l’histoire de l’art ?

 
    En 2005, dans l’avant-propos de son essai Histoire de l’art – une discipline à ses frontières, Eric Michaud part de ce qu’il nomme « une conviction très simple » : « L’histoire de l’art est l’histoire des attentes collectives inscrites dans certains objets fabriqués pour les apaiser ou les satisfaire » .

Cette définition pose d’emblée l’histoire de l’art comme une discipline dont l’autonomie semble toute relative puisqu’elle répond, dans une visée historiciste à laquelle elle ne paraît pouvoir échapper, à des attentes collectives ce, d’ailleurs, à l’instar des œuvres elles-mêmes qui ne paraissent pouvoir se soustraire aux exigences de leur époque… L’artiste dadaïste Raoul Hausmann le dit à sa manière lorsqu’il déclare en 1920 : « La liberté de l’art a si peu existé que l’art a toujours été une transformation consciente de la réalité et a dépendu complètement de la morale générale et des lois d’ensemble de la société » . L’affirmation préliminaire d’Eric Michaud sert ainsi le sujet même de son livre : démontrer comment l’histoire de l’art (occidentalo-centriste) - de ses fondements épistémologiques au XIXe. siècle et jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale - , a été, dans l’ensemble, au service des idéaux modernistes (utopie libertaire, critère d’autonomie, idée de progrès qui répond à la construction d’un « avenir sans précédent », artiste prophète dans le sens où il produit des images contenant l’avenir qui lui est immanent, formalisme du médium délimitant ses propres lois aux antipodes de la tradition de la mimesis …) ; de même, certains discours de l’histoire de l’art ont également pu alimenter, analyse Michaud, la montée des nationalismes eu Europe.
 Le récit de l’autonomie de la discipline s’origine ainsi, assez logiquement, depuis le mythe de l’autonomie de l’art qui émerge au cours du XIXe. siècle. Cette autonomie définit, pour une bonne part, la modernité artistique autour d’une « liberté illimitée ». 




Édouard Manet, dont l’œuvre a été analysée de Baudelaire à Hal Foster en passant par Michael Fried, exprime parfaitement cette « autonomie » circonscrivant le territoire de la modernité. On le sait au point que c’est presque devenu un poncif en histoire de l’art, avec Le déjeuner sur l’herbe de 1863, il fait voler en éclats les notions de genre et de « bon goût » stylistique et, du coup, les lois de l’Académie ; de même, Manet initie ici, au-delà des références littéraires qui courent dans la peinture de Poussin au Romantisme, une peinture auto-référentielle : il cite directement, en les condensant, des références à la peinture de la Renaissance, à Le Nain, Velasquez, Watteau, comme à sa propre œuvre (le Vieux Musicien ou le Buveur d’absinthe). « Pour Fried, écrit Hal Foster, ce texte d’images et ce mélange de genres crée une unité accrue (…) unité interne à la peinture qui favorise l’autonomie de la peinture ». Et, si pour Fried, cette auto-référentialité – symptôme d’autonomie artistique - culmine dans le travail de Frank Stella (qui n’est à ses yeux qu’unité…), elle atteint son apogée, sous la plume de Greenberg analysant la peinture puriste américaine « non objective » du groupe de l’AAA – un groupe constitué à New York en 1936 -, et dont les ferments se situeraient aux sources de l’avant-garde européenne…



II. Clément Greenberg : les frontières du « modernisme puriste »

 
    Dans son article « Vers un nouveau Laocoon » (Partisan Review, 1940), Greenberg affirme que le modernisme pictural trouve ses sources dans le XIXe. siècle qui se serait, peu à peu, dégagé des contraintes du sujet inspiré de la référence littéraire (l’anecdote) ou imitative (le réalisme). Ainsi, le modernisme aurait libéré l’espace pictural - la toile bidimensionnelle - , de l’illusion de la perspective héritée du XVe. siècle : « Et le fond de cette résistance, écrit-il, c’est essentiellement le refus du plan du tableau à se laisser creuser pour permettre des effets réalistes de perspective. » Plus encore, par le médium, l’art atteint la « pureté » et s’épanouit dans une auto-référentialité qui ne doit plus rien du tout aux autres formes d’expression créative. C’est pourquoi, écrit Greenberg : « L’avant-garde, produit et négation du romantisme, devient alors l’incarnation de l’instinct de survie de l’art. Elle ne s’intéresse qu’aux valeurs artistiques, ne se sent responsables que d’elles. De plus, une autre variante de l’avant-garde, contemporaine de la première (…) (voit) (s)es artistes s’attacher() à traduire avec une plus grande immédiateté la sensation - cet élément premier de l’expérience ».

Tout en évitant toute forme d'orthodoxie politique dans ses jugements, Greenberg soutiendra que la tendance de tous les arts à se replier sur leur médium respectif est alors lié à la nécessité de protéger l'art des dégradations de la société industrielle, de l'assimilation de l'art à un divertissement…

« (Grâce) à cette  notion de pureté inspirée de l’exemple de la musique, les arts d’avant-garde ont atteint ces cinquante dernières années, une pureté et une délimitation radicale de leur champ d'activité uniques dans l'histoire de la culture. Voici donc les arts installés dans la sécurité de leurs frontières ‘’légitimes’’ : l’autarcie a remplacé le libre-échange. La pureté, pour les peintres, consiste à être conscients des limites spécifiques du médium de chaque discipline et à pleinement les accepter. Dans leur souci d’élever ce concept au-dessus d’une simple variation de goût, ils s’en réfèrent à l’art oriental, primitif ou enfantin comme exemple de l’universalité, du naturel et de l’objectivité de leur idéal de pureté. »
 

Foncièrement formaliste et historiciste, la position du théoricien américain tient également à une conception idéaliste de l’histoire : le champ de la production artistique est tout à la fois intemporel et, en constante évolution tel un organisme vivant (// Vasari) : « Les impératifs, explique-t-il, sont dictés par l’Histoire et par la conjonction de l’époque avec un moment singulier de l ‘évolution de la tradition d’un art particulier ».
 

En somme, la thèse de Greenberg nous conduit à penser que l’histoire de l’art et l’art se nourrissent mutuellement dans ce contexte historiciste : les frontières de l’un et l’autre se répondent et semblent parfaitement bien délimitées. L’art parle donc d’art avec lui-même, l’histoire de l’art – dans le sens d’une banque d’images archivées - , alimente, entre le passé et le présent, sa structure mémorielle et spécifiquement plastique. Quant à l’écriture de l’histoire de l’art, elle rend compte du progrès accompli pour atteindre à un langage universel grâce à cette façon qu’ont désormais les artistes « puristes » de travailler.

Du point de vue de l’art comme de l’histoire de l’art, le système se révèle donc autarcique, fermé et, d’une certaine manière, auto-suffisant ce, malgré ses visées universalistes – des visées qui ne peuvent trouver d’ancrage, en l’occurrence, que dans la mise en place d’un langage spécifique… Les contradictions voire les apories semblent multiples…
 

Recourons à la métaphore de la Tour de Babel dans le but d’illustrer les limites de cette conception de l’art : si la Tour de Babel est interprétée comme le véhicule d'un enseignement d'ordre moral illustrant les dangers de vouloir se placer à l'égal de Dieu, de le défier par notre recherche de la connaissance, elle renvoie aussi la nécessité qu'a l'humanité de se parler, de se comprendre pour réaliser de grands projets, ainsi que le risque de voir échouer ces projets quand chaque groupe de spécialistes se met à parler le seul jargon de sa discipline.  
  
Aussi, bien qu’il trouve sans doute nombre de justifications contextuelles, en partie internes à une histoire de « l’art constructif » (Bakhtine,Medvedev ), le discours de Greenberg sur le modernisme et la peinture de son époque me semble trop limitatif, à la fois dans son champ d’application au plan d’une pratique artistique (ainsi Rothko, par exemple, ne se reconnaissait absolument pas dans le formalisme greenbergien), et parce qu’il est sans doute trop partisan dans le sens où il a pour ambition de jeter les bases d’un art moderne américain (trouvant intelligemment son instance de validation dans une filiation esthétique avec l’art moderne européen) – une ambition qui se verra, d’ailleurs, en partie réalisée… Pourquoi ? Peut-être parce que l’histoire ou la théorie de l’art y saisit matière à se construire outre-atlantique, à prolonger de façon politique la « politique moderniste de sa propre écriture » (et dont les musées d’art moderne, qui fleurissent à l’époque à New York, figurent les formidables vitrines).

Allan Kaprow, dans son fameux texte de 1958, « L’héritage de Jackson Pollock » dépasse clairement cette tradition moderniste lorsqu’il écrit : « Les jeunes artistes d’aujourd’hui n’ont plus besoin de dire « je suis peintre » ou « poète » ou « danseur ». Ils sont simplement « artistes ».  (…) Et à partir de rien, ils imagineront l’extraordinaire, et peut-être aussi le néant. Les gens seront enchantés ou horrifiés, les critiques seront dans la confusion ou amusés, mais cela, j’en suis certain, ce sera les alchimies des années 60.»

Allan Kaprow


À la fin des années 1970, la critique d’art Rosalind Krauss remet, elle aussi, en jeu les termes mêmes qui définissent le modernisme greenbergien à l’intérieur de l’histoire de l’art moderne occidental en observant des œuvres qui sont censées s’inscrire sous les « codes » du modernisme à partir de Rodin… L’historienne de l’art interroge notamment le « mythe de l’originalité ». Elle remarque ainsi que les moulages de La Porte de l’Enfer de Rodin (1880-1917) perdent irrémédiablement toute aura puisqu’ils sont multiples et qu’un groupe de trois figures peut être réalisées à partir d’une même matrice… La reproduction, la réplique remettent en question le critère d’originalité qui s’adosse à celui de l’autonomie moderniste.
 

Pour sa part, Hal Foster souligne dans son article « Antinomies de l’histoire de l’art », que les frontières théoriques entre le modernisme et la post-modernité sont sans doute bien plus poreuses et moins systématiques qu’il n’y paraît dans le récit de l’histoire de l’art. A ses yeux, la nature même de la discipline au plan historique, structurel et méthodologique l’explique. 


III. Hal Foster – « Antinomies de l’histoire de l’art »

 
    Dès 1996, Dans Le retour du réel, Hal Foster discute le développement de l’art et de la théorie depuis 1960 et réordonne la relation entre des avant-gardes d'avant-guerre et de l'après-guerre. Opposé à la supposition que l'art contemporain est d'une façon ou d'une autre tardif, il soutient que "l'avant-garde nous retourne de l'avenir, replacé par la pratique innovante dans le présent".
Dans son article « Antinomies de l’histoire de l’art », Foster analyse plus précisément comment deux traditions critiques problématisent l’épistémê de l’histoire de l’art depuis le modernisme (c’est-à-dire depuis son origine en tant que discours sur les œuvres) : « L’impératif philosophique kantien de l’autocritique (ravivé avec le néo-kantisme) et le modèle hégelien de l’histoire constituent deux motifs qui guidèrent, à la fin du XIXe. siècle et au début du XXe. siècle, les figures fondatrices de l’histoire de l’art dans leurs deux principales tâches : démontrer l’autonomie de l’art d’une part, d’autre part lier l’art à l’histoire sociale. À l’évidence ces deux opérations étaient vitales pour la nouvelle discipline – la kantienne pour distinguer l’art des autres genres d’expression, l’hégelienne pour l’historiciser – mais à l’évidence encore, ces deux opérations étaient en tension, tension qui a parcouru la discipline comme une ligne de faille. »
 

Une façon de résoudre ses tensions a été d’en appeler à d’autres discours, et notamment à la sémiologie et à l’anthropologie : « Tout discours critique possède (alors) ses termes mana, explique Foster, ses signifiants flottants, ses mots magiques. (…) Un peu comme des symboles algébriques dit Lévi-Strauss, ils représentent une valeur indéterminée de signification. » Dans l’histoire de l’art, poursuit Foster, cette valeur indéterminée concerne la signification du contexte ; de là vient que ces « mana tendent à établir des relations sociales et des rapports historiques de causalité – souvent se sont des verbes (comme refléter ou incarner), qui indiquent ces déterminations mais ne les expliquent pas. (…) Mais ce trait est particulièrement saillant en histoire de l’art parce qu’elle prétend simultanément à l’autonomie formelle et à l’imbrication socio-historique. » Dans l’entremêlement de ce discours duel ou dichotomique qui, selon Foster, relève de l’oxymore, on peut comprendre pourquoi il n’y a pas, dans l’historiographie, une mais des histoires de l’art. Pour autant, la tension structurelle demeure permanente dans les herméneutiques de l’histoire de l’art. et le conflit difficile (voire impossible ?) à résoudre…

    Qu’en est-il (alors) de la situation depuis une trentaine d’années ? Depuis que nous sommes passés de « l’histoire » à la « culture » ?

 Selon Foster, ce tournant suggère « une nouvelle affiliation à l’anthropologie comme discours maître. Ce tournant est général dans les Cultural Studies, visuelles et autres (…) Encore une fois, l’anthropologie étudie la culture, et la pratique post-moderniste a longtemps revendiqué ce champ comme le sien propre. »
 

Au regard de ce recours à l’anthropologie, dans notre glissement à l’ère post-moderne vers une culture visuelle et le passage de l’art vers l’image, il semblerait, in fine, que les champs d’investigation de l’histoire de l’art à la fin du XIXe. et ceux des Cultural studies, aujourd’hui, ne soient pas si éloignés… Foster résume :« Je suis parti de l’intérêt de l’histoire de l’art et de l’art moderne (…) à la fois pour l’aspect constructif de l’art et pour les formes culturelles d’ « ailleurs ». Les discours de la culture visuelle actuelle ne pourraient-ils pas dépendre de deux conditions de possibilités parallèles – de la virtualité des médias visuels et de la multiplicité de la culture post-coloniale ? »

    Une multiplicité qu’il faut peut-être mettre, aujourd'hui, en relation avec internet et la globalisation.

    Si la question mérite d’être posée et s’achemine, je crois, vers une réponse positive, il n’est pas inintéressant de rappeler également que quelques historiens de l’art (pour la plupart germanistes), ayant travaillé, au tournant du XIXe et XXe. siècle, selon une approche que l’on pourrait qualifier rétrospectivement d’ « anthropologique », et qui ont longtemps complètement disparu de l’historiographie (et, du coup, du discours de l’histoire de l’art), fassent aujourd’hui l’objet d’études approfondies… Je pense notamment à Aloïs Riegl à Jakob Buckhardt et, surtout, à Aby Warburg - père de l’iconologie moderne.



IV. Aby Warburg : « Prendre l’histoire à rebrousse-poil » (Survivances et pathosformel)

    Georges Didi-Hubermann travaille, depuis maintenant plus de 20 ans sur Warburg. Dans son livre paru en 2000, Devant le temps, il écrit: « Si, comme le dit Benjamin, l’imagination déborde de partout les limites de l’art, cela veut dire que Warburg avait bien raison d’en appeler, par-delà l’histoire de l’art « autonome » à une véritable anthropologie des images seule capable d’analyser les aspects fondamentaux, mais aussi spécifiques – voire formels -, de ces débordements eux-mêmes. »
    

Les termes de Pathosformel (« formule pathétique ») et de Survivances sont au cœur de la méthode analytique de Warburg, dans laquelle il s’agit ainsi moins de rechercher le symbole (comme chez Panosfy) que le symptôme ; les outils qui les manifestent en appellent à la la mnénotechnie de Giordanno Bruno, à l’analogie « frictionnelle », ainsi qu’au montage dynamique des images.
  

Comme l’a fort bien dit Didi-Huberman, le symptôme (défini clairement dans sa dimension freudienne) se révèle bien être une effraction dans l’ordre symbolique, un point de crise qui fait rupture avec un régime de normalité. C’est ici que le temps opère (celui d’une mémoire enfouie, inconsciente) et qu’une image artistique (au-delà d’une stricte chronologie) manifeste, par exemple, la survivance d’une image païenne dans une composition à l’iconographie chrétienne… Dès lors, le symptôme est en mouvement là où le symbole ne s’incarne pas dans un objet mais relève d’un processus à la structure sémiotique plus complexe.

    L’Atlas Mnémosyne (1924-1929)  
    Les images sont ainsi, pour Warburg, « chargées de la mémoire culturelle de l'humanité, devaient ainsi libérer des énergies, de manière à réduire la distance entre l'objet et le sujet », et c’est ce qu’il veut démontrer dans ce vaste projet visionnaire qu’est « l’Atlas ». L'Atlas est fondamentalement « la tentative de combiner l’anthropologie (notamment via sa connaissance des rituels Hopi qu’il part étudié en 1895), mais aussi la psychologie avec l'approche historique de l’image ». 

Dans la bibliothèque qu’il fonde à Hambourg (aujourd’hui transférée à Londres), Warburg dispose sur des tableaux en bois couverts du tissu noir des photographies d'images, des reproductions de livres et des fragments de journaux ou de matériaux issus de la vie quotidienne qui sont, pour lui, autant de documents. « Il les agence d'une façon que les images forment des montages-collision illustrant un ou plusieurs champs thématiques. »
 À partir de 1924, la collection d'images de Warburg, constituée d'environ 2 000 reproductions, a ainsi pour objet d’agencer différentes configurations selon le principe du montage ; elle donne ensuite lieu à plusieurs reproductions photographiques illustrant parfaitement sa méthode, sur le plan physique comme théorique : les images sont en mouvement et leur force peut se passer de textes. De même, des thèmes spécifiques sont sans cesse reconfigurés pour des expositions individuelles ou des cours. (la dernière série originelle existante est constituée de 79 tableaux).
 

Les disparités manifestes entre les images étaient réduites en « constellations », par la vertu d'une Nachleben - une vie posthume - , dessinant des liens entre détails infimes. Nulle continuité temporelle ici.  Avec cette méthode érudite et ouverte, Warburg semble avoir réglé, du moins en partie, l’antinomie de l’histoire de l’art entre un historicisme trop radical et l’autonomie présumée de l’art. Il offre bien sûr une brillante démonstration de ce que l’artiste procède par montage conscient et inconscient de références, dans le présent et le passé, sans linéarité, par associations erratiques qui, au bout du compte, produit une forme.
 

Au passage, il initie une méthode d’enseignement de l’histoire de l’art (féconde notamment en école d’art) qui, à l’heure d’internet, pourrait bien être un salut pour la discipline acceptant, au-delà des frontières, de se rallier aux méthodes anthropologiques des visual studies


Conclusion 

Pour conclure sur la question de départ : « l’histoire de l’art est-elle une discipline autonome ? », je citerai simplement Hal Foster : « Autonomie n’est pas un bon terme pour bon nombre d’entre-nous. Nous avons tendance à oublier qu’il est toujours situé politiquement. Les penseurs des Lumières proclamaient l’autonomie pour arracher les institutions à l’Ancien régime ; des historiens de l’artcomme Riegl, proclamaient l’autonomie pour résister aux analyses réductrices de l’art ; les modernistes, de Manet au minimalisme, l’ont proclamée pour remettre en question la priorité donnée aux textes iconographiques, la nécessité des significations illustratives, l’impérialisme des mass-média, ou le fardeau que la politique volontariste faisait peser sur l’art. Comme ‘’essentialisme’’, ‘’autonomie’’ n’est pas un bon terme, mais toujours une mauvaise stratégie : appelons-la ''autonomie stratégique'' ».
L'histoire de l'art, en tant que "science de l'interprétation" de l'oeuvre d'artse doit de ne pas perdre de vue son objet et se construire au plus près de ce que nous disent les oeuvres car celles-ci, précisément, ne sauraient se réduire au critère d'originalité ou à une filiation unique (si "louables" soient les idéaux qu'elle porte). 
À mes yeux, Warburg, bien plus que Greenberg, en avait eu l'intuition en travaillant à la manipulation des images des oeuvres (lui offrant une certaine distanciation), mais de manière plastique (en cela, il découvre un moyen de se rapprocher de ce qui les forme); or ce n'est qu'aujourd'hui que l'on peut véritablement en prendre la mesure (ce qui ne tient pas du hasard).  

Le piège, se trouve dans le fait que, effectivement comme le souligne Hal Foster, une aporie difficile à démêler (voire une incompatibilité) demeure entre le mot "art" et le mot "histoire".