Comme beaucoup d’artistes et d’intellectuels, Stefan Mattessich a quitté San Francisco, où il est né en 1964, lors de la première « vague dot.com » pour venir s’installer à Venice Beach, Los Angeles. Ce romancier et professeur de littérature américaine au Santa Monica College ne croit plus aux lendemains qui chantent. « Dans les années 1990, j’ai compris que les valeurs de la contre-culture dans lesquelles j’avais grandi engendraient lentement de nouveaux comportements, typiques de l’ère digitale. Des jeunes gens enthousiastes montaient des start-up, tandis que moi je voyais cette “nouvelle économie” (on l’appelait alors comme ça), marquée par ses anomalies et ses contradictions, s’emparer du foyer de la Beat Generation et du free speech ! ». Aujourd’hui, et depuis maintenant cinq ans, le même phénomène de « colonisation » par les tech’ a commencé à Venice, en particulier avec Snapchat, et ses « milices » en station autour du headquarter (« siège social »). Les artistes, nombreux, qui n’avaient pas leur loyer protégé (rent control), ont dû quitter leurs lofts rapidement ou subir, en cas de refus, le poids d’un lourd procès. Bien que de tempérament calme, Stephan Mattessich ne cache pas sa révolte face à la situation. « Pour moi, c’est comme un destin terrible : là où je vais, les tech’ débarquent ! »
Comment la contre-culture, opposée à toute forme d’instrumentalisation et au fétichisme technique, a-t-elle conduit à ce « capitalisme high tech » qui balaye l’identité d’un territoire culturellement foisonnant, et désormais mythique ? « C’est une chose compliquée à comprendre, mais je crois qu’il y a des points communs entre ces deux tendances... plus d’individualisme, de narcissisme, d’hédonisme, estime l’intellectuel francophile. Sous l’effet de la répression étatique, à partir de 1968, l’idée d’accomplissement personnel est devenue une valeur politique et économique dans ce pays. Steve Jobs a émergé comme un “libertarien”, pratiquant le yoga et le bouddhisme. Il fut un parfait opérateur de ce changement ! On est passé d’un libertarisme de gauche à un libertarisme de droite. Et on a utilisé Allen Ginsberg [poète américain pionnier de la Beat Generation – Ndlr] pour vendre des ordinateurs ! » Les artistes, les classes populaires et moyennes désertent donc Venice. En un temps record, le quartier se vide de son état d’esprit et de sa population bigarrée pour se réduire à une vague idée, à une image branchée, et faire place nette aux boutiques luxueuses. « Nous sommes au cœur du “Nouvel Esprit du Capitalisme”. Ces tech’ qui s’installent à Venice ne parlent que d’argent et d’investissements, tout en se réappropriant la “Californian Ideology”. C’est comme ça que je vois cette histoire qui va de la contre-culture à Google. »