dimanche 9 août 2020

Texte sur le travail de Jagna Ciuchta, août 2017/ Frictions d'histoire de l'art, août 2020

Jagna m'a demandé d'écrire un texte sur son travail au cours de l'été 2017, pour son site. J'avais rencontré l'artiste lors d'un dîner de vernissage à Paris, "par hasard". Elle revenait tout juste du centre d'art le Wiels de Bruxelles. Elle y avait réalisé des "images liquides" en lien avec la toute première exposition rétrospective d'Alina Szapocznikow – artiste formidable oubliée de l'histoire de l'art moderne. Malgré le voyage, "l'atterrissage" à Paris, Jagna semblait encore complètement concentrée sur son projet de Bruxelles, ne cesser d'y penser. C'était en 2012. Avant ça, en 2010, j'avais vu pour la première fois l'une de ses oeuvres... Elle faisait partie d'une exposition collective réalisée par le collectif toulousain pdf. . Plus tard, je compris que son tableau énigmatique, comme son accrochage dans ce château de Fronton, annonçait la suite - une suite pétillante, pleine de "bursts". Depuis ce premier dîner, nous nous sommes vues pas mal de fois pour travailler dans différents contextes, échanger sur l'art et l'histoire de l'art, et puis sur cette forme d'interface ou, peut-on dire, d' "adhésion critique" qu'est l'exposition pour elle, et qui est au cœur de sa pratique.


  
Jagna Ciuchta, Henry Moore for Goats, 2016
Œuvre réalisée dans le cadre de l'exposition "Fœhn d'été (A Summer Wind from the Alps)", 2016 - La Villa du Parc, Annemasse, Curated by Garance Chabert © Aurélien Mole


Texte sur le travail de Jagna Ciuchta

Dans la pratique de Jagna Ciuchta, l'exposition est médium, espace réflexif, terrain de jeu de l'artiste. Éphémère, l'œuvre vit au cœur de ce que l'on peut appeler « une situation d'exposition ». Analysé avec précision dans sa singularité et la réalité des paradigmes curatoriaux, le lieu de l'exposition devient matière à récits plastiques. Aussi, au regard de ses spécificités, les artistes invités par Jagna Ciuchta peuvent créer un travail in situ, leurs œuvres apparaître par le biais d'une citation (par exemple photographique), « ré-exister » dans une nouvelle mise en scène, l'ensemble de ces occurrences se rencontrer dans un même projet, se retrouver plus tard, encore, motifs... Chapitre après chapitre – d'exposition en exposition - , l'œuvre se déploie, se stratifie et se ramifie, affirme sa nature organique.

Lors de l'hiver 2013/2014, Eat the Blue marque un tournant dans le travail de l'artiste. Au départ, cinq blocs industriels de polystyrène drapés d'un film bleu occupent une galerie de Montreuil, et le titre, toujours onirique, un brin « surréel », chez Jagna Ciuchta. Jour après jour, des artistes (24 conviés au total) interviennent, participent à la formation de l'œuvre. Le médium exposition se fait ici atelier collectif, organe à la fois politique et sensible de l'œuvre. Comme toujours, les différentes phases du projet sont enregistrées. Ces documents pourront éventuellement servir une nouvelle œuvre, changer de statut, devenir matériau.

À l'instar de When You See Me Again, It Won't Be Me (2010-2015), Spin-off et ses prolongements (2014-2015), retraversent des éléments utilisés dans des projets antérieurs. À ceci près que, cette fois, ce n'est plus le socle muséal qui en l'acteur principal, mais l'archive photographique. Par exemple, une image de l'exposition Frozen Lakes (2014) s'y retrouve médium. Elle appartient à un corpus d'images réemployées, nommé « les images liquides ». Car en effet ces images coulent - elles migrent d'une exposition à l'autre, dialoguent avec les œuvres de nouveaux invités, tissent un nouveau réseau de relations signifiantes. Elles sont fluent.

Les productions de Jagna Ciuchta, dont l'esthétique minimaliste s'amuse d'accents expressionnistes voire baroques, sont réinventées ad libitum, composent une vaste fresque in progress. Pour être formaliste, le travail n'interroge pas moins les écarts et les liens qui peuvent exister aujourd'hui entre l'art et son exposition, entre le visible et l'invisible, entre le high and low - autant de symptômes de notre schize contemporaine induisant un éclatement, une diffraction du réel.

Plus qu'une simple ré-appropriation de l'exposition et de ses topiques – héritage déjà classique de la modernité –, la beauté du process tient ainsi d'une finesse d'analyse historique et contextuelle ne laissant rien au hasard et qui, en même temps, ouvre la voie au « hasard de la rencontre » cher aux surréalistes.

À l'égal de ce que l'on ressent en observant la performance d'un funambule qui progresse sur son fil tenu, restant debout essentiellement grâce à l'intelligence qu'il a de ce qui se passe autour de lui, suspens, tension, poésie sont manifestes.Viscéralement plastique, en mouvement, en devenir permanent, l'art subtil, radical, sans concession de Jagna Ciuchta parle d'art de l'intérieur. Ici, comme l'a défini Gérard Genette, « l'objet d'art ne se réduit pas à son objet d'immanence parce que son être est inséparable de son action.  » Paris, août 2017

https://www.jagnaciuchta.com/About (texte en version bilingue français-anglais)



Frictions d'histoire de l'art, 9 août 2020

Aujourd'hui, je relis, relie, associe presque malgré moi. J'ai eu deux flashs, comme des échos, un jeu de superpositions, des rencontres qui détourent, et [se] stratifient. Des mises en friction du travail de Jagna avec deux peintures quasi oubliées de l'histoire de l'art, réanimées, grâce à son œuvre. De drôles d' "images liquides", si l'on peut dire : déplacées, réinventées, elle se déversent dans la mémoire pour réapparaître là, soudain, telles des traces ineffaçables, et impérieuses. Je ne peux les éviter, m'empêcher de "faire friction". Les survivances sont de l'ordre du manifeste, dans les plis du temps et de l'espace, elles éclairent le présent.

Dorothée Tanning, Hearthless, 1980


                        Jagna Ciuchta, œuvre de l'exposition "Foehn d'été", 2016 © Aurélien Mole


Perle Fine, Summer, 1958-1959


 Jagna Ciuchta, The House of Lust, 2016 © Aurélien Mole