mercredi 5 mars 2014

Article "Histoire de l'art, réseau(x), lien social"


Gaetano Milanesi, Tableau généalogique de Vasari, 1878


"Histoire de l'art, réseau(x), lien social"MCD - Magazine des Cultures Digitales, hors série "Internet et lien social", Paris, automne 2013

Vasari
Avec la rédaction des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550, 1568) 1, Giorgio Vasari est considéré comme le père de l'histoire de l'art. L'auteur, également peintre et architecte, héritier de l'humanisme du Quattrocento, y décrit les biographies de plus de 200 artistes en majorité issus du puissant réseau florentin (Cimabue, Brunelleschi, Michel-Ange...). En opérant dans ses deux éditions un glissement significatif d'une lignée d'artistes, ayant de réels liens familiaux, vers une généalogie fictive basée sur le critère professionnel maître/élève, Vasari définit une communauté fondée sur le lien social. Ainsi, dès ce qui est généralement désigné comme son origine, l'histoire de l'art tisse sa toile. En légitimant par le lien social son objet d'étude (l'artiste, dont le style et la renommée tiennent du monde auquel il appartient), l'historienlégitime aussi son écriture, laquelle se professionnalise comme naturellement via ce que l'on appellerait aujourd'hui une « communauté d'experts ».

Experts et amateurs
Si nous sommes très loin de cette époque, et que l'historiographie a depuis tracé bien d'autres voies 2, on constate que l'histoire de l'art est toujours traversée par des questions qui mettent à jour des liens sociaux spécifiques, se jouant sur des échelles diverses, variables. C'est dans cette perspective que le sociologue américain Howard Becker analyse la production artistique en tant qu'action collective formant des « mondes de l'art » 3. Selon lui, ceux-ci relèvent de systèmes permanents de négociation et ne sont pas structurés par des règles normatives univoques. A travers l'histoire, ces mondes se reproduisent dans l'action entre de multiples acteurs qui en redessinent sans cesse les contours. Ces interactions interrogent donc logiquement les limites des formes artistiques acceptables ou légitimes, comme les pratiques des artistes naïfs ou des amateurs.
Or, à l'heure du Web 2.0, les frontières entre les experts et les amateurs sont devenues poreuses. Le phénomène, bien connu, du « bottom-up » des pratiques sociales sur le réseau en redistribue les cartes, et l'écriture de l'histoire de l'art, pour être contemporaine, ne saurait en faire l'économie. Sans doute doit-elle s'écrire non seulement en analysant ce phénomène d'ampleur avec une certaine distance, de l'extérieur, mais encore en y participant dans son champ, en temps réel. Depuis maintenant plus de dix ans, les expériences de mise en partage des données liées à l'art et à son étude se sont multipliées sur le Net : des forums de discussion (réseau H-Net...) aux réseaux sociaux (Facebook, Twitter...), en passant par les sites (Carnet Quanti...) et autres blogs (Lunettes rouges...), ou à la mise en friction de reproductions d'oeuvres sur des plate-formes visuelles (Flickr...), posant invariablement le double problème du tri et de la visibilité. « Encore imprévisible il y a une dizaine d'années, remarque André Gunthert, le basculement de la distribution contrôlée [des images] vers une autogestion de l'abondance est en train de modifier en profondeur notre rapport à l'image. »4 Au sein de ce foisonnement, deux projets peuvent nous servir d'exemples aux fins de montrer que l'histoire de l’art ne relève plus nécessairement d'une méthode historique de type chronologique, produite par un individu « expert », mais est à même d'ouvrir son champ d'investigation, grâce à une action collective, à d'autres échelles, dans des frontières élargies et dynamiques, faisant écho aux systèmes de négociation qui régissent, selon Becker, les productions artistiques.

Le dispositif web "territoires-ecran"
C’est au carrefour de ces réflexions, avec pour objet de questionner l’épistémologie de l’histoire de l’art à l’ère du réseau (voire de la décomplexer), que le dispositif web "territoires-ecran" est né. Mis en place en 2012 avec des étudiants d'école supérieure d’art, ce format se développe dans le cadre d'un programme de recherche5. Les documents, essentiellement photographiques et vidéographiques, sont postés à partir des reproductions d’oeuvres mises en ligne sur la première page du blog (choisies et glanées sur le Net par chacun des acteurs, à partir de la lecture du programme). Par strates, page après page, ces archives composent alors autant d'atlas (rappelant le projet Mnémosyne d'Aby Warburg) 6, révélant des liens, des correspondances, des intervalles, à même d’interpréter les œuvres de la première page. Des « mosaïques-atlas » construisent ainsi une archéologie du savoir7 par montage de rapports d’analogies et d’anachronismes, invitant à une singulière histoire de l'art. L'écriture de l'histoire de l'art n'est plus le fait d'un individu : elle se trouve nourrie par une communauté formée pour interroger la richesse de ce qui se veut une histoire de l'art collaborative in progress sur le Web.

Artwar(e) - une plate-forme de recherche
Avec des outils différents, fortement liés au fonctionnement capitalistique du Web 2.0, Artwar(e) figure une autre expérience de réécriture de l'histoire de l'art par le lien social en réseau8 ce, bien que sa dimension critique renvoie d'abord à un projet artistique inscrit dans la démarche de Christophe Bruno 9. Il s'agit d'une plate-forme de « gestion des risques artistiques » dont l'ambition est de reformuler l'histoire de l'art, les attitudes performatives et relationnelles, ainsi que les pratiques curatoriales, en utilisant des concepts récents issus du marketing, comme les « cycles de hype ». Le workshop Artwar(e) invite des artistes, commissaires d'exposition, critiques d'art, théoriciens, galeristes ou collectionneurs à venir témoigner de leur vision des flux d'import-export conceptuels dans le(s) monde(s) de l'art. Grâce à son implication dans le projet, chacun écrit à sa manière une page de l'histoire de l'art, sans être forcément historien d'art. Ce sont bien par leurs observations de pratiques hétérogènes sur le Net, en en détournant les outils marketing, que les invités se livrent à l'exercice. La cartographie des flux et les cycles de hype qui en découlent énoncent ce qui serait une histoire de l'art en temps réel, se risquant à en prédire les tendances.
Comme le suggèrent ces deux exemples, les lignes de l'histoire de l'art peuvent aujourd'hui apparaître dans l'espace d'un lien social élargi, au-delà de la dichotomie expert/amateur, traçant de nouveaux territoires aux frontières sibyllines ou invisibles, de nouvelles constellations. Là où Vasari rédigeait des biographies bien souvent mythifiées, la discipline, immanquablement sujette à la subjectivité d'une science de l'interprétation, assumerait alors enfin l'idée qu'elle est une « science fiction ». A l'ère du réseau, l'histoire de l'art pourrait même aller jusqu'à s'offrir le luxe de s'écrire, non sans humour, par anticipation.

1 Véronique Gérard-Powel (préface), Giorgio Vasari -Vie des artistes, vol. 1 et 2, éd. Grasset, Paris, 2007, 2012 (trad. Léopold Leclanché, Charles Weiss).
2 Voir notamment Daniel Lagoutte, Introduction à l'histoire de l'art, éd. Hachette, Paris, 2007.
3 H. Becker, Les mondes de l'art, éd. Flammarion, Paris, 2010 (1988), (trad. Jeanne Bouniort).
4 A. Gunthert, « L'image partagée – Comment Internet a changé l'économie des images », in Etudes Photographiques, n° 24, nov. 2009.
5 Programme « Territoires, mutations & archives » (responsable : Chrystelle Desbordes, ESA Pyrénées). http://www.territoiresecran.tumblr.com
6 A propos de l'Atlas Mnémosyne de Warburg voir notamment Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l'image en mouvement, éd. Macula, Paris, 2012 (2000) ; Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet – L'oeil de l'histoire, 3, éd. de Minuit, Paris, 2011.
7 Au sens où l'entendait Michel Foucault, dans son ouvrage du même nom (Gallimard, Paris, 1969).
8 Artwar(e), 2010-2013 (Christophe Bruno, Samuel Tronçon, Chrystelle Desbordes). http://www.artwar-e.bizLa version Facebook du projet (ArtFormLeecher) a reçu une aide du DICRéAM en 2012.
9 Voir le site de l'artiste : http://www.christophebruno.com