lundi 7 avril 2014

"Des fantômes à l'oeuvre au Palais de Tokyo"



Vue de l'exposition Nouvelles Histoires de Fantômes - Atlas suite, 2014

Curators : Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger




Le travail de l'historien

Atlas suite relève tout autant, pour Georges Didi-Huberman, d'une "table de travail" - d'une expérimentation liée à la recherche heuristique d'un "penseur des images" (Aby Warburg) -, et d'une installation "ouverte" à de nouveaux prolongements. Le mot "suite" le suggère assez clairement, entre le passé  - celui qui se réfère ici au testament intellectuel de Warburg - , le présent d'images reproductibles qui, peu ou prou, dialoguent, frictionnent ou "forment fantômes", et l'avenir d'un travail sans cesse détruit et rejoué. 

Atlas suite, en effet, est l'acte IV d'une série d'expositions sur le thème de l'Atlas (qui s'inaugure en 2010 à la Reina Sofia de Madrid dont Didi-Huberman est le commissaire), et de ce qui donnera peut-être naissance, ailleurs, à une nouvelle "exposition-installation".

Au départ, cet "objet", au statut plutôt ambigu (d'autant qu'il se joue dans l'un des plus importants centres d'art contemporain au monde), est une "suite" de la planche de Mnémosyne 42, issue du grand projet que fut l'Atlas Mnémosyne d'Aby Warburg (1925-1929). Organisé autour des images de la mort et des lamentations, ce montage ou re-montage construit des récits iconologiques, tisse les fils d'une histoire (de l'art) où le symbole mute en symptôme (au sens psychanalytique du terme), forme une constellation qui redessine l'histoire des images et, du coup, les requestionne à l'aune de notre culture. En rejouant le drama (le "geste") des images de Mnémosyne 42, Didi-Huberman nous propose ainsi d'expérimenter "un simple dispositif de questions" dont "celle-ci, en tout cas : comment rendre sensible le processus qui transforme souvent une lamentation (cette émotion, cet impouvoir, ce pathos) en une revendication, en une action politique ? On verra ici comment les peuples en larmes deviennent éventuellement des peuples en armes". Néanmoins, l'ouverture, revendiquée par l'historien d'art, bien que sensible, est loin d'être évidente.


Se pencher sur les images

Après avoir franchi un seuil sur lequel est projeté un film reproduisant différents moments de la planche 42 de Warburg, le spectateur se retrouve sur une coursive depuis laquelle il observe un tapis d'images. Certaines sont en couleur, d'autres en noir et blanc, certaines sont des extraits de films, d'autres des reproductions photographiques d'oeuvres (par exemple, une planche des Désastres de la Guerre de Goya). Les bandes-sons des extraits de films (Eiseintein, Pasolini, Godard, Farocki…) se rencontrent pour jouer une sorte d'opéra. Pour le spectateur, le mouvement qui consiste à se pencher sur les images, d'abord dans son acception purement physique, est une idée assez belle, plus encore lorsque l'on comprend qu'il y a là la promesse d'une rencontre avec le sens figuré de l'expression. Mais se penche-t-on véritablement, dans ce contexte, sur ces images au point de saisir des correspondances opérantes dans leurs lectures et leurs liens subtils, au-delà du fait qu'elles illustrent (parmi tant d'autres possibles) ces peuples en larmes qui prennent (éventuellement) les armes ? La frise de grands clichés, sur le mur qui nous fait face, réalisée par le photographie Arno Ginsinger (seul travail véritablement contemporain ici), jette un peu plus de confusion - confusion à la fois sur l'action de "se pencher sur les images" bien-sûr, sur les correspondances entre tout ce matériel iconique (dont celui de Ginsinger qui se réfère notamment à la construction d'un travail antérieur sur les précédentes expositions depuis Madrid), sur l'idée de mémoire (ou de "survivances" des formes dans le travail de tout artiste), sur la question de la manipulation d'images reproductibles comme outils de connaissance à notre époque désignée par Didi-Huberman comme l'acmé de la reproductibilité technique des images...


Reproductibilité technique et reproductibilité à l'ère numérique

Mais Benjamin et Warburg ne travaillaient-ils pas déjà, il y a maintenant près d'un siècle, au sein d'une époque de l'avènement de la reproductibilité technique massive des images (artistiques) ?

On le sait, au cours des années 1950, Malraux en prit également acte avec son "Musée Imaginaire", tandis que Burckhardt fut le précurseur d'un travail d'historien d'art sur l'image reproductible dès le milieu du XIXe. siècle (un hommage lui est d'ailleurs rendu ici) ? Et, si Didi-Huberman affirme que sa proposition relève d'une "projection nouvelle de ce qui se passe sur les trente-trois centimètres d'écran de {son} ordinateur portable",  il s'agirait donc simplement de nous livrer un rapport de changement d'échelle ? Ne peut-on regretter que l'ère de la reproductibilité technique à l'heure des flux numériques des images - qui pour le coup est bien la nôtre - soit tue(é) ? Les enjeux du numérique, la mise en réseau (en friction, en correspondance...) des images reproductibles ne constituent-ils pas, dans le contexte de l'Internet, un tournant dans la pratique épistémologique de l'historien d'art (dont l'écran d'ordinateur n'est que le sol fécond sous lequel bruissent les strates d'une archéologie de la connaissance) ? Bien entendu, l'historien peut ne pas s'y intéresser (quoique…), mais peut-il l'ignorer au point où l'on se demande pourquoi il l'ignore ? Cette mise en perspective manque cruellement dans la proposition ; de même, si cette traversée est assez belle (car le tapis d'images est formée d'oeuvres puissamment esthétiques et politiques), je m'interroge sur ce qui l'image nous dit ici, sur les choix des images et leur(s) mise(s) en tension, comme sur le statut de cet objet ce, d'autant que l'historien affirme à la fois qu'il s'agit d' "un instrument de travail, susceptible de se modifier en cours de route, plutôt qu'un résultat esthétique", tout en soulignant la nécessité d'inventer un "faire-forme" dans le but de questionner cet objet de connaissance de la culture humaine : l'image.


Ce qui se veut être une expérimentation ouverte relève, in fine, d'un brouillage dans lequel on ne sait pas trop si le spectateur du Palais de Tokyo doit être le spectateur d'une installation qui parcourrait cet espace plongé dans la pénombre tel un fantôme (à qui il est interdit de marcher sur les projections pour s'y immerger), un élève à qui l'on proposerait un cours thématique sur les "fantômes à l'oeuvre" dans l'histoire culturelle de l'art ou, encore, un chercheur aguerri… Les trois à la fois, peut-être ?


Paris, avril 2014