lundi 4 février 2013

"Semaine" : Honoré d'O au Parvis d'Ibos

Livret "Semaine" n° 291, mai-sept. 2012

Article "Honoré d'O ou l'expérience d'une poétisation de l'espace"
édition bilingue français-anglais




      
"Honoré d'O, l'expérience d'une poétisation de l'espace"


De l’objet banal au paysage
 
    Des objets familiers, banals, occupent le hall tortueux du premier étage du centre Méridien d’Ibos : des tubes de PVC, des gaines et des fragments en plastique, des pinces à linge… Des objets qui rappellent, dans une première et rapide lecture, le matériel du plombier ou autre typologie du plastique à usage industriel. Accrochées en petites ou en plus grandes unités au mur, suspendues au plafond, disposées au sol, les formes devenues insolites grâce au travail d’Honoré d’O gagnent l’espace, s’y propagent, y prennent, en quelque sorte, vie.
    Se laissant entraîner au cœur du vocabulaire spatial et ludique de l’artiste, le visiteur parcourt ces groupes d’objets comme autant de termes composant des paysages aux courbes le plus souvent dynamiques et qui, en somme, construisent un singulier réseau organique inscrit dans le « corps » du hall, dans un lieu de passage qui impose une déambulation. En l’occurrence, l’on chemine de l’ascenseur à l’accueil du centre culturel ou, si l’on bifurque peu avant sur la droite, l’on accède à un étroit couloir ouvert par l’un de ses côtés sur une « vue de haut » du supermarché Leclerc – un type de no man’s land auquel nous mène ce méandre ; si l’on prend à gauche de l’accueil, une passerelle nous conduit vers le centre d’art ou bien, avant de s’y engager, vers ce que sa directrice et commissaire de l’exposition, Magali Gentet, nomme «la piscine » - un espace intermédiaire dont l’escalier permet de descendre au rez-de-chaussée de la galerie commerçante.
    Ce sont donc tous ces espaces un brin labyrinthiques qu’Honoré d’O (né à Oudernaarde en 1961) a choisi d’investir. Un pari difficile, en l’occurrence réussi, que d’instaurer un véritable dialogue avec ce que l’architecte Rem Koolhaas qualifie de « Junkspace » : « L’ascenseur, écrit-il, la climatisation, le placoplâtre ont aboli les repères traditionnels de l’architecture, pour façonner un espace plus continu et plus instable à la fois – le Junkspace. »  Les agencements de tubes et autres bouts de plastique aux échelles variables de l’artiste, par exemple le Grisailles-drawing system, habitent ainsi pour un temps ce Junkspace, ce vaste « paysage » figurant le contexte qu’ils mettent en abîme.


Du paysage à l’expérience d’un travail in situ

    Aussi, au-delà de la simple idée de paysage peint ou dessiné, il y a dans cette proposition une véritable intelligence de l’in situ qui prend en compte l’ensemble des éléments caractérisant un lieu. À l’égal de tout artiste de l’in situ (à partir de Daniel Buren), Honoré d’O instaure une relation féconde avec un territoire et son usager. Ce dernier peut en effet problématiser voire réinventer l’architecture, son décorum et son usage, grâce à l’expérience que fait non pas seulement son regard mais bien son corps tout entier des œuvres « ouvertes » installées dans le hall. Le langage de l’artiste, littéralement plastique et poétique, contamine, s’immisce dans l’espace et ses interstices, et nous invite à une traversée composée de multiples variations, à une expérience tout autant physique que mentale.
     "No Polliplan Tic-Tac Space (quand le langage remplace le titre)", la « phrase » qui annonce l’exposition, dit au fond assez clairement, avec son langage inventé, néologique et polyglotte, avec des mots qui détournent de façon humoristique le jargon scientifique, la multiplicité des points de vue, la richesse du projet mis en place. Ici et maintenant, il ne s’agit pas de voir « plusieurs plans » qui seraient comme figés dans un espace rationnel et prétendument fini mais, en appréhendant les formes qui sourdent de tous côtés du hall, il s’agit plutôt de vivre l’environnement dans une palpitation constituée de pauses, d’accélérations, de vides et de pleins, d’interstices, de flottements - une dynamique quasi musicale dont les « couleurs » apparaîtraient selon l’expérience personnelle, l’imaginaire de chacun. De cette aventure, le « Tic Tac Space » se ferait le diapason infini.
    Sans limite imposée, le corps du spectateur chemine ainsi à son rythme et est convié, du moins virtuellement, à jouer avec les objets de l’artiste. Quatre vidéos présentées dans la petite salle de projection du hall montrent d’ailleurs comment, dans un autre contexte, les « tuyaux » du plasticien belge avaient été directement manipulés par de jeunes danseurs et désignent, au passage, l’idée que des objets identiques sont déclinables à l’infini, ou autant qu’il existe de situations à l’expérience.
    En pénétrant l’exposition, l’on peut alors, par exemple, suivre un tube sinueux assez gracile, suspendu au plafond, qui s’enfonce dans l’espace telle une étrange ligne de fuite, étrange car l’on ne peut qu’ignorer ses lois de perspective. Son «point de convergence » paraît fluide, indéterminé, et si l’on désire à toute fin lui trouver un « centre », il pourrait, pourquoi pas, relever d’une triviale utopie : le centre Leclerc… ou d’une secrète métaphore : le centre d’art...


    Vue de l'exposition  "No Polliplan Tic-Tac Space (quand le langage remplace le titre)", au Centre d'Art Le Parvis d'Ibos


L’in situ d’un langage inventé

    Ailleurs, au niveau de « la piscine », des plans inclinés à la manière de présentoirs accueillent de petits assemblages tubulaires et modulaires en plastique gris flanqués, à chaque fois, d’un inhabituel cartel - un post-it griffonné au stylo-bille qui fait, peut-être, office de légende. Il arrive que les mots apparaissent complètement connectés à l’environnement  immédiat : Le manège à bijoux présente une composition proche de l’idée de parure tandis que l’enseigne s’incarne juste en contrebas dans une boutique de la galerie commerçante ! De même, la pièce intitulée 4 yeux « cerclant » quatre petits tubes en mandorle entre en résonance, non sans humour, avec le magasin d’optique de réparation Afflelou à quelques encablures. Adossé à l’expression "No Polliplan Tic-Tac Space (quand le langage remplace le titre)", l’on comprend que le langage écrit sur ces post-it appartient en propre à l’exposition, il s’amuse, critique, poétise le territoire qu’il occupe. Lui aussi sort du laboratoire de l’artiste où l’alchimie opérée sur les objets de plomberie (comme ces gaines de plastique devenues météores - Les boules noires), semble tenir, pour les mots, d’un précipité poétique similaire. Le langage paraît formé d’autant d’unités ou de termes participant des mêmes « règles » de création que les oeuvres plastiques. Il est dynamique, permutable à l’infini, et rend manifeste l’espace de ce réel qu’il investit dans ses interstices, ses méandres, ses zones de flou…  De plus, il suggère bien souvent le bug, nécessairement sous-tendu par un Junkspace, à l’égal de ces tortillons de plastique sortis par accident du ventre de la machine, et que Honoré d’O a récupéré pour créer une nouvelle situation… On peut penser à ce qui se passe avec « l’oncle » de Jacques Tati qui, à l’essai dans l’usine de fabrication de son beau-frère, invente une situation insolite grâce à l’erreur : il appuie sur une mauvaise touche (délibérément ?) et produit, via la machine, des tuyaux à l’aspect de saucisses géantes ! De cette façon, Monsieur Hulot met le doigt sur le dysfonctionnement d’une société industrielle obsédée par le progrès. En bout de chaîne, difficile alors de ne pas imaginer que le centre commercial, avec ses denrées, ses us et ses coutumes, puisse en être une figure métonymique…

    Non sans lien avec la Pataphysique d’Alfred Jarry – cette « science des solutions imaginaires » - , les œuvres d’Honoré d’O nous font vivre, au Parvis, l’expérience singulière d’un espace critique ; son travail ne crée pas un « ailleurs » plus que le réel, il est partie intégrante du réel qui l'entoure. En ce sens, l’artiste pourrait être affilié à l’auteur oulipien défini par Jacques Roubaud et Marcel Benabou : « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir ». Et c’est avec une certaine grâce qu’il nous invite à le suivre dans ce dédale, en (y) inventant de nouvelles règles de composition poétique. « Nous voyageons via des points de reconnaissance, écrit Honoré d’O. Les rêves deviennent planètes, les lunes deviennent bonbons. Le stress existentiel me pousse vers des sujets qui me fascinent. Pour ainsi dire, ou pour ainsi paraître : une incurable maladie me pousse à explorer des zones qui mettent mon intuition à l’épreuve. Je désire savoir comment les lois se comportent dans des lieux que nous ne connaissons pas ou qui n’existent pas ».

Article relayé sur le site de la galerie de l'artiste, nadjavilenne :